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Comment libérer le potentiel d’innovation des villes grâce aux données ?



Leçons de l’initiative urbaine européenne, l’outil de l’UE qui permet de parrainer l’expérimentation des idées urbaines les plus innovantes.

Cet article fait partie d’une série faisant suite à un entretien approfondi que nous avons eu avec les villes de l’ASToN sur le thème de l’utilisation des données pour soutenir la politique et la prise de décision.



Les villes sont des bancs d’essai naturels pour des solutions nouvelles et audacieuses aux défis sociétaux. Tout en naviguant au milieu de multiples transitions (climatique, démographique, sociale, technologique et économique), elles concentrent les principaux défis mais aussi les atouts et les ressources nécessaires pour trouver de nouveaux moyens d’améliorer le bien-être des populations.

Ces dernières années, le potentiel d’innovation des villes a considérablement augmenté grâce à la volonté croissante des acteurs locaux de s’associer aux pouvoirs publics pour trouver de nouvelles solutions radicales, mais aussi grâce aux nouvelles technologies qui créent de nouvelles opportunités de collaboration horizontale et de co-création. Cependant, ce potentiel reste souvent inexploité en raison de la réticence des mécanismes financiers traditionnels à partager le niveau de risque implicite de toute nouvelle idée.

En outre, pendant de nombreuses années, les villes et les agents publics n’ont pas toujours été aux commandes pour définir les stratégies en matière de villes intelligentes. Elles ont souvent été dictées par des entreprises technologiques privées, désireuses de vendre leurs produits numériques aux autorités urbaines. L’accent a été mis exclusivement sur les technologies et moins sur les citoyens et leurs problèmes. Les villes ont dépensé d’importantes sommes d’argent pour acheter des infrastructures numériques, pour se retrouver enfermées dans des environnements clos, fortement dépendantes de l’assistance de ces mêmes entreprises technologiques, et donc incapables d’exploiter pleinement le potentiel des nouvelles solutions intelligentes.

Toutefois, lorsqu’on leur en donne la possibilité, les villes sont prêtes à adopter une approche beaucoup plus ouverte de l’innovation technologique. Ces dernières années, les responsables politiques et les fonctionnaires tentent de reprendre la main, en explorant les possibilités qu’offrent les nouvelles technologies « décentralisées », en testant des applications multidisciplinaires tout en renforçant le niveau d’intégration et d’interopérabilité. Et ce, en rendant les villes intelligentes beaucoup plus centrées sur les personnes, plus collaboratives et plus inclusives. L’une des villes européennes qui a le plus plaidé en faveur d’un changement aussi radical est Barcelone.


Données : de l’huile pour différents moteurs de ville

Le concept clé qui sous-tend ce nouveau paradigme de la ville intelligente est la diversité. Diversité en termes de domaines d’action où les innovations technologiques et numériques peuvent être appliquées, et par conséquent diversité des outils et des applications opérationnels que les villes peuvent utiliser pour tirer le meilleur parti des nouvelles opportunités offertes par les nouvelles solutions numériques.

Si l’on observe le travail accompli jusqu’à présent par l’initiative Actions Innovatrices Urbaines, il apparaît clairement que, si des domaines d’action tels que la mobilité et l’aménagement du territoire restent les principales cibles du déploiement d’applications numériques innovantes, les villes expérimentent des solutions numériques dans un éventail plus large de politiques urbaines. Voici quelques exemples illustrant ce changement important :


  • Social: Barcelone teste des solutions numériques pour fournir aux familles pauvres un revenu minimum garanti en triangulant constamment les données statistiques (par ex. les revenus, les informations fiscales) avec les données anthropologiques. Getafe (Espagne) déploie l’intelligence artificielle pour identifier la pauvreté énergétique cachée (les personnes qui luttent contre la consommation d’énergie sans connaître les aides existantes), tandis que Heerlen (Pays-Bas) déploie une plateforme collaborative avec la technologie de blockchain pour récompenser le bénévolat dans la ville.

  • Économique: Amsterdam utilise la collecte et l’extraction de données pour anticiper les nouvelles compétences requises par les secteurs économiques émergents afin d’adapter les programmes d’enseignement professionnel, Eindhoven travaille avec des acteurs privés pour mettre en place un passeport numérique capable de certifier les compétences informelles, tandis que Bilbao tente d’aider les consultants industriels locaux à s’orienter vers la nouvelle ère de la fabrication 4.0.

  • Qualité de l’air: Helsinki et Marseille testent actuellement, entre autres solutions, de nouveaux dispositifs portables permettant aux citoyens de recueillir des données sur la pollution atmosphérique. Ainsi, les villes collectent des données qui seront visualisées sur une plateforme en ligne, tout en sensibilisant le public et en ouvrant les données à des décisions collectives et à de nouvelles applications permettant aux citoyens de prendre des décisions en connaissance de cause.

  • L’économie circulaire : Heraklion déploie des poubelles et des capteurs intelligents pour suivre les flux de déchets alimentaires (principalement issus des activités touristiques) et réutiliser les restes. Ljubljana a mis au point une nouvelle application numérique qui aide les citoyens à identifier les espèces végétales exotiques envahissantes qui nuisent aux écosystèmes naturels locaux.

La diversification des champs d’application des solutions numériques va de pair avec une diversification des outils numériques que les décideurs et les hauts-fonctionnaires utilisent au quotidien. Il s’agit notamment de :

  1. Outils décisionnels permettant aux décideurs de prendre des décisions en connaissance de cause (visualisation des données, tableaux de bord).
  2. Plateforme collaborative de co-conception avec les acteurs locaux et les citoyens (jeux, réalité augmentée, enquêtes en ligne).
  3. Nouveaux dispositifs (portables) destinés aux citoyens pour collecter des données auprès du public.
  4. Nouveaux outils de communication pour les campagnes de sensibilisation et la prise de décision participative (visualisation de données, infographies, budgétisation participative).
  5. Intelligence artificielle pour l’automatisation des services publics.
  6. Collecte et visualisation de données pour le suivi et l’évaluation des politiques publiques.

Ce dernier point est si important pour AIU qu’une étude a été réalisée en 2020 à cet égard [lien]. Un chapitre clé du rapport est consacré à l’importance des données, avec plusieurs enseignements tirés, tous étayés par des exemples concrets de villes.


Barrières et obstacles

En présentant ces idées lors de l’entretien approfondi, les villes ont souligné les difficultés auxquelles elles sont confrontées au quotidien. Voici quelques points importants de cet échange très riche :

  • En particulier dans les pays qui tentent de rattraper leur retard numérique, les gouvernements nationaux risquent de centraliser à l’excès le déploiement des infrastructures numériques (et la gestion des flux de données). Ce scénario, bien qu’il puisse présenter des avantages en termes d’économie d’échelle, est en contradiction avec le paradigme ouvert et collaboratif des villes intelligentes. Il peut également réduire le degré d’interopérabilité indispensable à ce nouveau paradigme. Les réseaux et coalitions de villes tels que l’ASToN doivent se faire entendre en plaidant pour un juste équilibre entre les approches centralisées et décentralisées, tandis que les projets pilotes à petite échelle menés par les villes peuvent être extrêmement utiles pour montrer le potentiel d’un déploiement diversifié de solutions numériques urbaines.

  • Un autre obstacle majeur est représenté par le manque, au sein des administrations locales, des compétences appropriées nécessaires pour soutenir une transition aussi radicale. Les villes doivent cesser de se fier à l’assistance fournie par les entreprises technologiques et investir dans le capital humain nécessaire pour collecter, analyser et donner un sens (public) aux données. Cela implique de consacrer des ressources pour attirer les talents, de modifier les processus de recrutement, de reconnaître les compétences informelles/latérales mais aussi d’investir dans le renforcement des capacités des agents publics. Là encore, l’expérience de l’ASToN peut être particulièrement utile en termes d’apprentissage par les pairs.

  • Enfin, chose importante, plusieurs villes ont exprimé leurs préoccupations concernant la propriété des données et la confidentialité. C’est un aspect essentiel, d’autant plus que l’extraction et la dépossession des données sont des mécanismes clés pour une nouvelle forme émergente de capitalisme dominée par les grandes entreprises technologiques. L’une des façons d’aborder cette question est d’appliquer de nouvelles réglementations augmentant les capacités des individus à être informés, et finalement de pouvoir choisir de participer ou non. Les villes ont un rôle très important à jouer dans l’éducation des citoyens sur la valeur et les risques liés aux données qu’ils génèrent, tout en garantissant, autant que possible, la propriété publique des infrastructures et des données. Ce ci fait l’objet d’une expérimentation actuellement en cours à Rennes.

Dans les années à venir, la révolution numérique en cours sera encore plus omniprésente, et entrera encore plus dans la vie quotidienne des citoyens. Les villes joueront un rôle clé pour garantir que les nouvelles technologies seront ouvertes, inclusives et serviront l’intérêt public.


En savoir plus sur Urban Innovative Actions (Actions innovatrices urbaines) :
La Commission européenne a décidé en 2015 de lancer une nouvelle initiative (Actions innovatrices urbaines — AIU) avec les objectifs ambitieux de soutenir l’expérimentation des idées les plus innovantes répondant aux défis urbains, tout en s’assurant que les connaissances générées par les villes pionnières pourraient être une source d’inspiration pour les acteurs urbains en Europe et au-delà. Aujourd’hui, AIU investit plus de 350 millions d’euros dans 86 projets urbains innovants dans 19 pays.
Contrairement à d’autres initiatives européennes, AIU ne se concentre pas exclusivement sur l’innovation technologique. En définissant l’innovation comme « de nouveaux produits, services et processus qui n’ont jamais été testés auparavant en Europe et qui sont capables de relever des défis sociétaux urbains spécifiques », AIU laisse la porte ouverte à l’innovation technologique sans la rendre obligatoire. Cette souplesse dans la définition de l’innovation a été grandement appréciée par les villes européennes, comme en témoignent les 1200 propositions reçues au cours des 5 appels à propositions.
L’innovation technologique reste au centre de toutes les propositions en tant que catalyseur de nouvelles politiques visant à relever les défis sociétaux. Dans le même temps, cette flexibilité aide les villes à modifier radicalement le concept de ville intelligente.