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Comment un portail numérique de services aux collectivités locales fait gagner du temps et de l’argent aux Rwandais


Cet article est le fruit d’une collaboration entre le Journalism and Media Lab (Jamlab), ASToN et le Civic Tech Innovation Network (CTIN).


Il y a dix ans, Pascaline Nikuze, 58 ans, devait quitter son domicile (dans le secteur de Ngarama, district de Gatsibo, province de l’Est) à 3 heures du matin pour être sûre d’arriver à temps au bureau du secteur de Kiramuruzi afin d’entamer le long processus d’acquisition d’un passeport. Aujourd’hui, tout ce dont Nikuze a besoin, c’est d’un smartphone ou d’un ordinateur portable et d’une bonne connexion Internet pour se connecter au portail IremboGov, faire une demande, payer les frais requis et disposer automatiquement, ou dans les 72 heures, de tout document dont elle a besoin.

Lancée en juillet 2015, IremboGov est une plateforme en ligne du gouvernement pour les citoyens. Elle permet aux citoyens et aux étrangers de demander et de payer de manière transparente une série de services publics : assurance-maladie communautaire, inscription à l’examen du permis de conduire, demandes de visa ou de carte d’identité nationale, etc. En janvier 2020, au moins 98 services non fiscaux représentant 19 ministères et agences gouvernementales étaient disponibles sur la plateforme.

Irembo s’appuie fortement sur les données intégrées des citoyens qui sont déjà disponibles dans la base de données du gouvernement, pour fournir des services à plus de huit millions de Rwandais, tant dans le pays que dans la diaspora. Elle contribue ainsi au projet de digitalisation du gouvernement, visant à éliminer toute procédure papier.

Récemment, lors du lancement de la plateforme remaniée, la ministre des TIC, Paula Ingabire, a déclaré aux journalistes qu’Irembo visait à réduire au minimum les étapes à franchir pour accéder aux services en ligne. « L’objectif final est de s’assurer que les services sont efficaces, rentables et accessibles à tous nos citoyens », a-t-elle conclu.

Bien qu’il existe de nombreux autres services, les services des collectivités locales (tels que les certificats de mariage, de naissance et de célibat) font partie des services les plus demandés sur la plateforme, contribuant à plus de 20 % de toutes les demandes sur Irembo.

En outre, sur les 3 000 fonctionnaires qui se connectent à la plateforme Irembo pour servir les citoyens, 60 % sont des fonctionnaires locaux qui signent numériquement les documents demandés par les citoyens.

Depuis son lancement, IremboGov est passé du traitement d’un million de demandes de services en 2017 à 8 millions en 2020. Début 2020, environ 200 000 à 300 000 demandes de service sont traitées chaque mois par la plateforme.


Défis

Le portail électronique d’Irembo a été salué pour contribuer à combler le fossé entre le gouvernement et les citoyens en matière de prestation de services. Il a également permis de réduire les taux de corruption en raison de l’élimination des contacts humains. Cependant, certains défis subsistent.

La plateforme étant basée sur le web, son utilisation nécessite de pouvoir utiliser un smartphone et de se connecter à Internet.

Selon l’Union internationale des télécommunications (UIT), 62,2 % de la population rwandaise utilise activement internet, 36,6 % est couverte mais n’est toujours pas connectée et 1,1 % n’est pas connectée du tout.

Titulaire d’un master en développement international durable avec une spécialisation en TIC pour le développement, Sylvie Nsanga milite pour l’inclusion numérique au Rwanda. D’après elle, la décision du gouvernement de dématérialiser les démarches dans le pays risque de soulever des inquiétudes quant à son caractère inclusif. « Dans notre pays, des millions de personnes sont analphabètes. Nous parlons de personnes qui ne savent pas ce qu’est une adresse électronique. Si quelqu’un ne sait pas écrire ou utiliser un smartphone, il ne pourra pas communiquer. Il devra faire appel à des agents qui non seulement les feront payer, mais qui conserveront également leurs informations privées. Cela représente un risque », a-t-elle expliqué. Lorsqu’il s’agit de réduire la fracture numérique, nous avons un écart très important en termes d’accès, d’utilisation et d’autonomisation. Nous avons tendance à nous focaliser sur les infrastructures et politiques publiques. Il est très important de mettre en évidence ces lacunes afin que tous les financements de nos institutions soient consacrés à l’autonomisation numérique des citoyens.

Selon Mme Nsanga, les progrès réalisés par le gouvernement rwandais pour devenir le centre régional des TIC sont louables, mais il demeure nécessaire de revenir à la case départ lorsqu’il s’agit de combler le fossé numérique. « Pour qu’un pays soit le moteur d’une économie numérique, il doit d’abord investir dans l’inclusion numérique. Cela signifie qu’il faut donner aux citoyens l’accès aux bons outils et aux bons appareils, leur donner les compétences nécessaires pour utiliser ces appareils et les responsabiliser. Il est très important de leur donner les moyens d’agir », déclare-t-elle.

En raison de la fracture numérique, de nombreux citoyens sont incapables d’accéder aux services d’Irembo sans le soutien de l’un des 4 000 agents Irembo répartis dans tout le pays. Ils sont donc forcés de payer des frais de service valant entre 2 et 5 dollars, un montant que beaucoup peuvent difficilement se permettre.


Une fin en vue

En 2019, la ville de Kigali a rejoint ASToN (African Smart Town Network), un réseau de 11 villes africaines utilisant les outils numériques pour surmonter les défis locaux et mondiaux. Selon le coordinateur ASToN de Kigali, Pulicano Ayebazibwe, la ville a conçu un projet pour lutter contre la fracture numérique. Celui-ci implique les jeunes (les 16–35 ans) et utilise les TIC pour promouvoir la participation civique et la connectivité sociale comme voie d’accès à des services améliorés.

M. Ayebazibwe raconte que la ville de Kigali a mené une recherche préliminaire pour identifier la situation actuelle, les principaux défis, les opportunités et les principales recommandations sur la façon de traiter la fracture numérique.

« La recherche a révélé l’existence d’une fracture numérique et a identifié des problèmes tels que l’accès inadéquat à Internet, le manque de transfert de connaissances sur les compétences informatiques de base, le faible développement des applications logicielles et le faible accès aux équipements technologiques tels que les smartphones, les imprimantes et les scanners », a-t-il déclaré.

En conséquence, le projet « Réduire la fracture numérique chez les jeunes » a été lancé, afin que davantage de jeunes acquièrent les compétences numériques dont ils ont besoin pour accéder aux services proposés par Irembo.

Il explique que, bien que la ville de Kigali soit la capitale du Rwanda, au moins 70 % de sa population est rurale.

Ainsi, bien que la plupart des services gouvernementaux soient en ligne, beaucoup ne peuvent y accéder en raison de leur analphabétisme numérique. « Soit vous constaterez qu’aucun membre de la famille n’a de smartphone, soit, même s’il y en a un dans la famille, personne ne sait assez bien comment l’utiliser. Au lieu de cela, ils enverront leurs enfants parcourir de longues distances à pied pour acquérir des services numériques auprès d’un agent moyennant finance. Il est important que nous donnions aux gens les moyens d’acquérir des compétences numériques, en particulier autour des services Irembo, afin de leur éviter tous ces problèmes », a-t-il constaté.

Selon M. Ayebazibwe, la fracture numérique à laquelle sont confrontées les zones rurales touche également de nombreux quartiers de la ville.

Toutefois, il a expliqué qu’avec le soutien d’ASToN, la ville avait procédé à une évaluation des problèmes, élaboré un plan d’action, puis choisi de mettre en place un laboratoire informatique dans l’un des secteurs ruraux à titre de projet pilote. « Le centre est ouvert, et nous sommes en train de le doter de tous les équipements nécessaires. Nous communiquons avec les citoyens pour qu’ils saisissent les opportunités qu’offre ce laboratoire informatique », a-t-il révélé. Le centre offrira des services publics et administratifs tels que les services Irembo où l’on pourra demander des certificats de mariage et notarier différents documents administratifs. Le centre disposera également d’un bureau offrant des services financiers et de secrétariat tels que l’argent mobile, les services de paiement, les services de numérisation et d’impression. Enfin, il offrira aux jeunes des cours de TIC (Microsoft Office, etc.).

ASToN couvrira tous les coûts autour du laboratoire pour la durée de la phase d’expérimentation et les formations seront gratuites. Les services offerts par Irembo seront proposés à un tarif subventionné.

Il souligne que des protocoles d’accord ont déjà été signés avec des formateurs en informatique de DOT Rwanda. Leurs ambassadeurs numériques dispensent des formations informatiques, expliquent comment utiliser les services d’Irembo et bien d’autres choses encore, afin que ces compétences et ces services soient accessibles au plus grand nombre. Il a ajouté qu’actuellement, la ville de Kigali et l’ASToN travaillent sur l’outil de contrôle qui sera utilisé pour suivre et évaluer les activités du centre. « Notre objectif est de faire en sorte que les gens soient responsabilisés et dotés de la formation et des compétences appropriées pour utiliser la technologie afin d’améliorer leurs moyens de subsistance », a-t-il souligné.

D’ici la fin de l’année, ASToN et la ville de Kigali évalueront le centre et, en cas de succès, la ville déploiera le même modèle dans les dix autres secteurs ruraux.


Par Nasra Bishumba.